vendredi 28 octobre 2011

Le « milieu juste » pour Maïmonide et Confucius

Maïmonide s’est fait connaitre par son livre philosophique Le Guide des Egarés, Moré Névoukhim qui eut un retentissement considérable auprès des juifs et des non-juifs. Ce livre est à l’origine destiné aux juifs croyants tourmentés par le conflit qu’ils perçoivent entre la pratique du judaïsme et les idées philosophiques, essentiellement aristotéliciennes qui sont dans l’air du temps, et qui les éloignent de la pratique. Cette difficile conciliation entre raison et foi, commune à tous les hommes, et à toutes les époques ou presque a contribué au succès de l’oeuvre.

Mais l’œuvre maitresse de Maïmonide est antérieure au Guide des Egarés; elle s‘intitule Mishné Torah, ou La Seconde Torah. C’est une œuvre d’une considerable ambition, car Maïmonide soutient que si elle n’annule pas la Loi orale, elle la remplace. Maïmonide part du principe que les juifs éclatés à la surface de la terre ne sont plus en mesure d’étudier le Talmud; ils n’ont plus les maîtres qu’il y avait jadis, et puis ils ne maîtrisent pas l’araméen. Aussi, il prend sur lui de construire une compilation magistrale et ordonnée de l’ensemble de la Loi orale, en une langue hébraïque pure. Ainsi les juifs auront à leur disposition deux livres qui devront leur suffire: la Torah écrite, le Tanakh, avec ses commentaires, et le Mishne Torah qui leur indiquera ce qui est permis et ce qui est interdit Assour vé Moutar

Le premier tome du Mishne Torah s’intitule Sefer haMada, Livre de la Connaissance. Il est décomposé en cinq traités.

Le premier traité s’intitule Yessodei haTorah bases de la foi juive. Il disserte de l’Unité de Dieu, de son incorporalité, du Libre-arbitre, de la prophétie. Ce livre pose les bases du monothéisme, pierre angulaire de la foi mosaïque

Le second traité s’intitule Déot, soit littéralement « opinions ». On y reviendra.

Le troisième traité : Hilkhot Talmud Torah parle des règles concernant l’étude de la Torah. Qui doit étudier et quoi étudier, qui ne doit pas étudier et pourquoi. Le respect envers les maîtres. L’étude de la Torah sous ses différentes formes est essentielle dans le Judaïsme. Tout homme qui s’y soustrait, alors qu’il en a le temps, les capacités intellectuelles, et les moyens financiers minima, commet une faute comparable à celle de l’idolâterie.

Le quatrième traité s’intitule Avodat Kokhavim ve’Houkat haGoyim, Idolâtrie (ou plus précisément, Au service des étoiles) et lois des non juifs. Il parle évidemment de l’idolâtrie, de la magie, des superstitions, des tatouages, qui sont interdits. Ainsi Maïmonide dresse la frontière entre la magie ou les soi disant miracles qui ne sont pas commandés par Hachém, ou qui n’ont d’autre utilité que de servir de faire valoir au faux prophète ou au magicien.

Le cinquième et dernier traité du Livre de la Connaissance s’intitule Hilkhot Teshouva, Règles du Retour, soit, du Repentir. Maïmonide y traite non seulement du repentir, de l’aveu des fautes, mais aussi de l’immortalité de l’âme et de sa destinée dans le monde à venir, du Messie et de la résurrection des morts. Mais ceci n’est pas notre sujet aussi je vous propose de revenir au second traité celui des « opinions ».

Pour notre propos il convient de remarquer que le traité qui suit immédiatement l’acceptation par le juif de l’unicité de Dieu et qui définit le le rapport entre l’homme et son Créateur, ce qu’en hébreu on intitule bén Adam la Makom, entre l’homme et le Lieu; le second traité, Déot, s’occupera du rapport entre l’homme et l’homme, ben adam lékhavéro. Déot correspond à la vision de Maïmonide des Pirquéi Avot, les Maximes des Pères. Le troisième traité qui le suivra abordera l’étude de la Torah.

Cette logique maïmonidienne s’apparente à la fameuse maxime d’Hillel où, l’aspirant à la conversion au Judaïsme, qui est par définition convaincu de l’unicité de Dieu (sinon qu’est ce qu’il viendrait faire dans cette galère), demande à Hillel de lui résumer toute la Loi sur un pied. Et Hillel de lui répondre qu’il ne doit pas infliger à son ami ce qu’il n’apprécierait pas que son ami lui infligeât, et qui, d’un même souffle ajoute « maintenant vas et étudies ! ». La seconde proposition est indissociable de la première « l’homme ignorant ne saurait être pieux ». Le Judaïsme va bien au delà de la morale, mais, un comportement correct fait aussi partie du Judaïsme.

La Métaphysique, entendue au sens, le plus large sera traitée par Maïmonide dans le Quatrième et cinquième traité.

En fait, le mot Déot semble impropre pour désigner de ce dont Maïmonide va aborder dans ce chapitre. Le Rambam nous parle des prédispositions des hommes, tous différents les uns des autres, et de la manière de canaliser ses propres pulsions, dans son propre intérêt, afin de vivre en paix avec soi même et que les hommes vivent à peu près en harmonie les uns avec les autres. Il eut été à priori plus juste d’employer le mot Midot que Déot. Midot signifiant traits de caractères, alors que Déot qui vient du mot Daat, savoir, connaître, implique à priori un certain libre-arbitre dans le comportement. On peut choisir de se comporter ainsi ou autrement.

En fait, le choix de ce mot Déa dérivé de Daat, la connaissance, s’explique parce que Maïmonide estime que l’homme est capable de choisir un chemin même si celui ci est éloigné de ses pulsions profondes, Midot. Qu’il est capable de s’améliorer, même si cela lui est difficile.

Il y a un homme de tempérament nerveux, très nerveux, et qui se met toujours en colère et, il y a un homme calme, qui ne se met jamais en colère ou alors fort rarement. Il y a un homme orgueilleux et, à l’inverse, un homme complètement effacé. Rambam cite des attitudes extrêmes, tant sur le plan de l’amour, de la cruauté, de l’envie compulsive de posséder des biens matériels ….

Il ne faut jamais oublier que Maïmonide était médecin à l’époque où les spécialisations n’existaient guère. Il se considère aussi féru en diététique, en pharmacologie qu’en psychologie.

Et, Maïmonide d’affirmer que toute opinion-prise de position-prédisposition-trait de caractère, qui se situe aux extrêmes, est mauvaise, et qu’il convient d‘adopter la derehk hayéchara, soit la voie droite ou juste. Qu’est ce que la voie juste ? Le Rambam y répond: c’est la mesure, Mida du verbe Limdod, mesurer, (que l’on doit prendre au sens géometrique du terme), et qui correspond à la voie moyenne ou médiane. C’est la voie qui se situe précisément à égale distance des extrêmes. C’est la voie du milieu juste.

Donc, Maïmonide, qui est d’une précision extrême dans le choix des termes, emploie le mot Déot à dessein. En effet, outre l’inclinaison naturelle de chaque homme, il y a aussi ce que l’on observe sur les autres et qu’on a envie de calquer ou, ce que les autres pensent de vous et le choix de s’y conformer. Dans ce cas, le Daat ou connaissance, se substitue au mot Mida, mesure. Mida est une donnée objective: on est comme ci ou comme ça. A l’inverse Déa est un choix. Il y a l’inné à la naissance et l’acquis au fil des années.

Et Maimonide de confirmer « C’est pour cela que les Premiers Sages ont ordonné que l’homme oriente toujours ses déot au centre, le milieu géometriquement juste, en ayant mesuré au préalable la distance qui sépare ses pulsions des extrêmes. Ceci, afin que l’homme soit chalém bégoufo, entier ou en harmonie dans son corps. Ainsi il s’éloignera de la colère mais aussi de l’apathie et de l’indifférence, qui, pour Maïmonide, est une forme de mort. Ainsi il ne se mettra pas en colère à tout bout de champ mais seulement de façon exceptionnelle et, seulement s’il considère que sa colère est justifiée (Plus loin, Maïmonide précisera qu’en fait il faut seulement feindre la colère et surtout ne pas être envahi par elle). De même, il ne recherchera que les nourritures qui sont bonnes, justes et suffisantes pour son corps et ne mettra pas une énergie démesurée dans ses affaires, mais juste de quoi satisfaire ses besoins immédiats. De même, il ne dilapidera pas sa fortune mais fera la Tséddaka, la charité aux pauvres et prêtera à celui qui en a besoin. Il ne sera ni pitre ni rigolard mais pas non plus triste et désespéré; simplement content, et présentant un visage bienveillant en toutes circonstances. Et il en va de même du reste. Les hommes qui adoptent cette attitude médiane, du milieu juste, sont appelés Sages, Hakhamim. Ce qui implique bien evidemment que nous ne sommes pas bien nombreux à y parvenir

Les Hakhamim ont une autre caractéristique: Ils sont avares en paroles. Les sages nous disent « je n’ai rien trouvé de meilleur pour le corps que le silence ». Quant à l’enseignement, le sage devra condenser son enseignement en peu de paroles et beaucoup de contenu; le tout prononcé d’une voix agréable à entendre

L’homme sait que l’envie, le jalousie, la gourmandise, la recherche des honneurs sont nocives, alors, il se dit: je vais m’en éloigner jusqu’à l’opposé. Je ne mangerai plus de viande, je ne boirai plus de vin, je ne prendrai pas de femme, je n’habiterai pas dans une maison confortable, je me vêtirais du sac le plus ordinaire, comme le font les prêtres des autres nations qui pratiquent l’idolâtrie. Ceci est une faute comparable à l’excès inverse, et celui qui pratique cette voie est appelé pécheur. En effet, le Nazir ne se prive que de vin, comme il est indiqué dans la Torah. Ceux qui fixent d’eux mêmes leurs objets de privation, qui n’ont pas étés spécifiés par la Torah, transgressent les Commandements. Les sages ont formellement interdit à l’homme de s’infliger des privations et des jeûnes à tout bout de champ. Et c’est ainsi que le roi Salomon a dit: « ne soit pas trop Tsaddik et pas plus ‘hakham qu’il ne t’a été ordonné dans la Torah »

Enfin, l’homme a une tendance naturelle à se lier avec ses amis et ses voisins, selon les coutumes de sa province. Les Hakhamim nous conseillent de nous éloigner des pécheurs qui cheminent dans l’obscurité, afin de ne pas apprendre de leurs actes, et de se rapprocher des sages et des gens bien. Et si, dans l’Etat ou la région dans laquelle il réside, il n’y a que des fauteurs et point de sages, alors l’homme doit quitter sa patrie et installer sa maison là où se trouvent des sages et des hommes de qualité. S’il lui est impossible de se déplacer, il est préférable qu’il reste seul; quitte à s’installer dans le désert..

Ce qui précède résume rapidement le traité Déot. Voyons un peu quelle est la position de Confucius sur le Juste milieu. Quelques citations du Maître nous éclairent:

Le Maître dit : « La Vertu qui se tient dans le milieu juste n’est-elle pas la plus parfaite ? Peu d’hommes la possèdent, et cela depuis longtemps. »(VI.27).

Tzeu lou était d’un caractère raide et impétueux. Les sons de sa cithare imitaient les cris que poussent les habitants des contrées septentrionales au milieu des combats et des massacres. Le Maître l’en reprit, en disant : « Dans mon école, le milieu juste et l’harmonie forment la base de l’enseignement. La cithare de Iou manque tout à fait d’harmonie. Pourquoi se fait-elle entendre chez moi ? » XI.14.

Le Maître dit : « Comme je ne trouve pas de disciples capables de se tenir constamment dans le milieu juste, je cherche des hommes qui sont impétueux, ou des hommes qui ont l’amour du devoir (XIII.21)

L’empereur Iao dit : « Eh bien, Chouenn, voici le temps fixé par le Ciel pour ton avènement. Applique-toi à garder en toutes choses le milieu juste. Si par ta négligence les ressources venaient à manquer, le Ciel te retirerait à jamais le pouvoir et les trésors royaux. » Chouenn transmit à son tour le mandat à Iu, son successeur……(XX.1)

Confucius, comme Maïmonide, utilise le terme du milieu juste géométrique, plutôt que du juste milieu philosophique et moral. Les déviances qui écartent l’homme du milieu géométrique de la Voie droite, sont nocives pour lui même, comme elles le sont pour les autres. Elles sont aussi à l’origine du chaos social et politique, qui intéresse au plus haut point Confucius. Si Maimonide était médecin, Confucius était un conseiller politique qui ambitionnait d’amener le prince à adopter la voie juste, dans son intérêt et de celui de ses sujets. Leur démarche est pratiquement identique, souvent au mot près.

Pour ce qui est de la vertu du silence, Confucius dit à ses disciples: « Je voudrais ne plus parler … Le Ciel parle t-il et pourtant les quatre saisons suivent leur cours et tous les êtres se développent ». Là aussi identité de vue.

Confucius n’était pas un homme à se confondre dans la mortification ou la délectation morose. Il était même un peu gourmet, mais partisan de l’équilibre en toutes choses. « Etre capable de réaliser cinq choses dans le monde, c’est le Jen, à savoir: le respect de soi, la magnanimité, la loyauté, la fidélité, la diligence, la bienfaisance… Alors on peut diriger le monde ( LY XVII 6)

A un élève qui l’interroge: « faut-il rendre le bien pour le mal? », le Maître répond: « Et que rendriez vous pour le bien ? Il faut répondre au mal par la rectitude et à la vertu par la vertu ». Autrement dit, non seulement il ne faut pas se laisser duper mais encore moins tendre l’autre joue.

Confucius, à l’égal de Maïmonide n’avait rien d’ésotérique. Il évitait de parler de choses mystérieuses, ou de prodiges. Il n’abordait qu’avec de rares privilégiés les questions de la perfection de l’humanité, de l’essence de l’homme ou, de la Voie du Ciel. Par contre, indubitablement, il se sent investi d’une certaine mission prophétique. « Le Ciel se sert de votre Maître comme d’une cloche à battant de bois pour avertir le peuple (L.Y III 23) et « Après que le roi Wen eut disparu, sa doctrine ne m’a t-elle pas été confiée. Le Ciel ne m’en aurait-il pas fait l’héritier »

Le Ciel aurait investi Confucius d’une mission, mais, Confucius, à l’inverse de Moïse, n’a jamais entendu la Parole divine. Confucius n’a pas reçu la révélation directe au Mont Sinaï, et, quelque part, il semble le regretter. Cela transparaît comme une frustration dans son message et se matérialise non pas par la négation du Ciel mais par son occultation.

Mais quelle est donc cette voie de l’homme, jen tao, quels accomplissements réclame t-elle de nous, et si on étudie, finalement qu’étudie t-on, puisqu’aucun panneau indicateur d’un impératif catégorique ou d’un commandement divin ne se trouve sur cette voie (Pierre Do-Dinh., Confucius et l’humanisme chinois ,page 95)

Ah que Confucius aurait été comblé d’assister au Matan Torah au Mont Sinaï !!

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